N° 13, mars 2014 – Ecrivain invité
Jeanine Baude
« Je commençais à parler. Des mots que je ne m’étais jamais entendu prononcer auparavant sont venus jaillir abondamment, de plus en plus vite. Ils sont venus avec une intensité passionnée… Le public avait disparu, le hall lui-même avait disparu; j’étais seulement consciente de mes propres mots, de mon chant extatique. » Ces paroles ne sont pas de Jeanine Baude. Elles ont été proférées à New York par une femme qui lui est chère, Emma Goldman, figure à laquelle notre poète invitée a consacré un livre plus particulièrement adressé aux jeunes générations (Emma Goldman, Non à la soumission Actes-Sud junior 2011). En effet ces lignes retracent de façon assez saisissante une bonne part du parcours de vie et d’écriture de Jeanine Baude.
Le « commencement de la parole », ce sont les écrits dépouillés, irrigués par la simple présence aux éléments qui constituent le théâtre sauvage et solitaire de l’île d’Ouessant (Ouessanes précédé de Mémoire de l’archipel suivi de Épaves étoilées, Sud, 1989).
« Des mots que je ne m’étais jamais entendu prononcer » ce peuvent être les fulgurances johanniques du livre né de l’expérience pascale de la maladie (Juste une pierre noire, coédition Éds Bruno Doucet/Éditions du Noroît, 2010).
« venus jaillir abondamment, de plus en plus vite […] avec une intensité passionnée » retranscrit l’un des traits essentiels de l’évolution du verbe de J. Baude dans ses écrits récents, comme par exemple dans Le Chant de Manhattan (Seghers, 2005). Le vers lui aussi « s’allonge, se densifie encore » (J. Stout, dans notre dossier). Le phrasé vocifère une rage de plus en plus avide d’embrasser le monde jusqu’en des frontières corporelles toujours repoussées : « Y a-t-il une limite à ce corps, à cette table où tu écris ? […] Femme, ô femme, dans l’ailleurs et l’ici, rejoins ta démesure (« Le bureau, le rivage », inédit 2011).
Cette écriture de l’incarnation, ou plutôt de l’incorporation, peut faire penser à La maladie de la mort de M. Duras, avec qui J. Baude partage plus d’un trait. De ce point de vue c’est l’un de ses recueils les plus fameux, Incarnat désir (Rougerie, 1998), « chant extatique » des corps, qui est peut-être le plus représentatif de cet aspect de son travail.
Revenons pour clore ce bref aperçu à Emma Goldman. Celle-ci fut pendant son séjour étasunien incarcérée pour « incitation à l’émeute ». La poésie de Jeanine Baude pourrait de même être « Incitation à l’émeute » : devant l’injustice, bien sûr, sous la plume d’une femme engagée depuis toujours dans différentes formes de militances, mais surtout devant la tiédeur d’un monde trop largement enfoncé, conformément à la prédiction de Duras, dans l’ennui des uniformes en tous genres.
KDB
On trouvera des renseignements biographiques et bibliographiques plus détaillés sur le site de la Maison des Ecrivains et de la Littérature : http://www.m-e-l.fr/jeanine-baude,ec,520 et bien sûr plusieurs études approfondies, avec des inédits, dans les pages de notre revue (voir le sommaire du numéro sur notre site).