Note de lecture

Gaëlle Fonlupt, A la chaux de nos silences, ed. Corlevour, par Anne Mulpas

A la chaux de nos silences

D’un titre — à l’œil, ce qu’il cherche à entendre de lui-même et du monde. D’un titre, son pouvoir d’accroche, d’évocation. Ciel-qui-lit, ESPRIT ET CIE flashent quelques images en excès de vitesse.

A la chaux de nos silences

Imagerie collective, galerie personnelle… /…pyramides, éclats brûlants de désert, Grande muraille de Chine, la maison retapée de tes mains l’ami, « Courvol – de gueules à la croix ancrée d’or » liftée, mon Lourdeau, à la chaux de tes mains de peintre peinant sur les murs du devenir > humilité et disparition, grandeur et temps… Sous l’apparente douceur, à la chaux, c’est aussi les fosses, les cadavres.
Ciel-qui-lit siège quelque part dans sa nuit, sur un quai de métro, recueil entre les mains, ESPRIT et cie décompose, en un battement de cils, le titre, le mastique — à la chaux > liant minéral, geste technique, savoir-faire ancien, la chaux > bâtir, recouvrir, lisser & protéger.
nos > lien, histoire commune, a minima deux singularités ?
Et puis silences > pluriel donc. Deux silences ? Entrelacs de Je et de Tu. Oui mais, oui et… à la chaux de…

à la chaux de nos silences…

Silence, un matériau plus ou moins naturel ? Le feu sec de l’impossible dire ? De quel sol, sous-sol étrange, douloureux, s’extrait-il ? Quelle demeure intime retape-t-il ? Quelle peste vient-il recouvrir, quelles chairs, quelles amours, mortes ou vives, tente-t-il de brûler ?

En épigraphe, Lorand Gáspár, humble galet grâce auquel l’ENFANT-MOI bâtit son Royaume ou agace la surface d’un lac. Au dos liquide du songe, « face claire de la nuit », Ciel-qui-lit accueille le Cantique des Cantiques, chant II — « A son ombre, en désir je me suis assise » mène à « Ton ombre à la fenêtre » > premier poème.
Indifférente au monde
ton ombre à la fenêtre
fume
posée dans la distance
de nos corps dépris

Et c’est, de poème en poème, le frémissement, le vide – couvert ou non d’un voile, un Tu & un Je en Ressac.
La quête d’une réponse, d’une entente. Ciel-qui-lit (son cœur peut-être bien) se liquide. ESPRIT ET CIE gratte, de page en page, un apprêt moins tendre et lisse qu’il n’y paraît,. L’apprêt que l’os fuit tout autant qu’il réclame. Pluralité du saisissement, des « je », des « tu » se mêlent, se délaissent. Dans la parole qui s’écrit, plus que faim, le désir est soif. La soif d’avant la source et le temps, minute blanche, libère & contraint quand

midi assomme les oiseaux

que

sueur cherche
l’ombre
fraîcheur d’un mur chaulé
rugosité dans le dos

Ciel-qui-lit hésite à poursuivre, au bout des doigts, d’inclinaisons rêveuses en déclinaisons nerveuses, les pages grattent, agacent, froissent comme

la bure      rêche

— préférer l’humide

Ah
l’humide

Accueillir un livre, la voix d’un.e Autre, c’est accepter de se (sa)voir les refuser, d’avoir à batailler avec un miroir que l’on désire sans vouloir l’aimer. C’est accueillir, en reflets, ses propres préjugés. La disgrâce du rejet. Au premier temps de

A la chaux de nos silences

Ciel-qui-lit voudrait jeter par dessus son épaule l’amour, le linceul des draps, les ombres acides, le partenaire unique qui désole les paumes…  Que faire d’un « lire par rejet » ? Lire, relire

les bras d’un homme et son souffle et sa peau les eaux de son front qui baptisent le mien

Lire, relire.
ailleurs consentir.

Ciel-qui-lit résiste au poème, refuse de s’agenouiller — s’échoue au seuil du second temps du recueil. Cantique des cantiques, Chant III — « Chacun son glaive sur la cuisse, prêt aux affrontements de la nuit » Bien, ok. ! Parlons combat. Parlons :

Brûler tout

J’attends le feu
sa langue
le resserrement

Parlons de Sécher au couteau, de poème comme une ville en guerre. Parlons, parle-moi, poète, d’arracher les orbites à la petite cuiller. Ciel-qui-lit connait les féminines vaillance & patience, le féminin du dévouement. Poème est « armée », poème est « légion » quand il puise en plein cœur. Quand au ventre, la solitude trop souvent gagne et sonne le dénuement.

Au deuxième temps du recueil, un « il », un « elle » débarquent sur la scène méditative. Au combat de la langue, de la langue au combat. Comme dans le titre, tout rejoue et déjoue le déplacement & la distance.

Ciel-qui-lit laisse couler la sueur première, accepte la Cilice du poème qui resserre la lecture, ouvre le troisième temps. Celui où l’écriture apaise l’être à nu, ses hontes pénitentes. Cantique des cantiques, Chant I — « Où sera ton repos à l’heure de midi ? » Entame de la question. Déchirure vitale & chemin des veines / des vaines.

Ma bouche ne sait plus rien
mes mots ne peuvent rien
je ne sais  plus faire
plus rien faire que ça

empiler le passé sur les saisons
avorter le printemps dans l’été
(…)
blanchir mes nuits à la chaux de nos silences

Accueillir un livre, la voix d’un.e Autre, c’est accepter d’être retournée, de « chauler » son regard peut-être à la réciprocité, bien qu’ayant à revivre au présent vif du passé. C’est ressentir dans sa chair, son âme, la blessure, le dessèchement & la « revivance ». Que l’ordre des saisons soit bousculé. Entre  vendanges  tardives  et  récoltes  précoces.  Echange  de  fluides réciproques… ESPRIT ET CIE, AMOUR ET ARCHIMÈDE – quel autre point de transformation du monde que soi-même ?
Cantique des cantiques, retour du Chant III — « J’ai cherché celui que mon cœur aime ». Au commencement, la relation… Devenir Je en disant Tu.

« Celui qui dit Tu ne possède rien, mais il s’offre à une relation »… Eh oui, au second matin de lecture, Ciel-qui-lit discute en résurgence avec Martin Buber : « On ne peut vivre dans la seule présence, elle nous dévorerait ( …) Et si tu veux que je te dise avec tout le sérieux de la vérité : l’homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s’il ne vit qu’avec le Cela, il n’est pas pleinement homme. »*

Martin Buber, Chagall aussi.
Un être de lumière naissant du Je-Tu.

A la chaux de nos silences ouvre AMOUR, doucement l’extirpe de la tentation de l’insulaire, le révèle et l’offre  — dans et par ses limites, ses déceptions, ses  blessures  —  à  plus  vaste  territoire  que  lui-même.  AMOUR,  une philosophie de la rencontre où le Je s’accomplit dans une latence active, un présent  ouvert.  Au  creux  des  Catacombes,  parmi  tant  de  caves  tant d’alvéoles, la servitude s’estompe. Dédale de questions, dédale d’attentes en prières — jusqu’à ce que se formule et s’élève le Chant d’entre les chants.

A la chaux de nos silences
Jusqu’à… Renaître

…de Son vivant.
Au souffle d’un dernier poème embrassant le premier.
Le bonheur bouleversant de toute relation.

Chroniques de Ciel-qui-lit – Anne Mulpas
juin 2024

* Martin Buber, Je etTu, Aubier – Philosophie, 2012

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