Il est un discours indicatif qui désigne les choses et nomme leur combinaison. Il en est un autre, expressif, qui cherche à baptiser les choses et à leur trouver place dans le monde affectif et de la pensée. Si le premier entend dire ce qui est, le second veut exprimer les sentiments et les impressions que l’homme y trouve et garde pour se dire lui-même et le monde tel qu’il le voit et l’habite. Ce second discours peut prendre l’envol de la Poésie, dans son innocence et irresponsabilité ou, au contraire, s’acheminer vers l’humilité et la fidélité de la Prose. Ces deux chemins divergent ; deux types d’homme différents les empruntent et, par leur choix, renforcent leur différence et les messages opposés qu’ils véhiculent. Bien rares ceux qui parlent les deux langues avec le même naturel, passant de l’une à l’autre, et se jouent de leurs conflits. Plus rares encore ceux qui habitent prose et poésie, jouissent de leurs deux visions et sensibilités rivales. Clancier est de ceux-là. Le grand mérite de l’Autobiographie qu’il publie aujourd’hui sous le titre de Le temps d’apprendre à vivre (Albin Michel) est de passer de prose en poésie et de démontrer comment elles se complètent pour raconter la vérité de la vie. Apprendre à vivre ? N’est-ce pas savoir les concilier, donner chaque jour à ses événements et personnages le poids de la prose et les ailes de la poésie.
Dès la brillante ouverture, la clef, non celle de la porte mais celle de l’opéra, est donnée avec ses thèmes, récitatifs, vocalises, qui composent la biographie. Qu’on en juge…
Le rideau se lève sur la scène du bonheur où le rustique et l’innocence, les odeurs de l’été et celles de la fécondité, la beauté de la femme et sa tendresse nourricière reconduisent à l’enfance et, en lui prêtant le décor qui est par nature le sien, la confie à la biographie. N’est-ce pas la meilleure des ouvertures ? En effet, mais elle l’est d’autant plus que cet admirable portrait d’un moment, parmi les premiers, de la réalité de toute existence – de toutes ses valeurs au plan de la sensibilité – est la description d’un tableau que le jeune homme qui se raconte, vient d’acheter à la veuve du peintre espagnol Cadenas, fusillé par le fascisme triomphant de Franco. La magie de la reproduction livre la clef de l’opéra biographique : il n’est récitatif qui ne tarde à s’envoler en aria, aria qui ne se brise sur la cruauté de la prose – pour reproduire vingt ans d’existence du 20e siècle. Comme l’est chacune par tous les temps, elle est partagée entre réalité et rêve, songe et quotidien.
C’est par ce coup de théâtre et cette merveilleuse malice poétique qui habite l’auteur et l’homme que se découvre l’originalité si naturelle, si attachante du génie de Clancier : cette vision en miroir, qui donne au reflet une présence égale à celle de l’objet, à l’image une force pareille à celle de cela qu’elle représente et prête au portrait une réalité égale à celle de son modèle. Ce n’est pas que la vie soit un songe, comme le voulait Calderón, ni que le monde soit un théâtre, comme le clamait Shakespeare, mais que le théâtre et le monde, le songe et la vie composent à égalité l’existence, qu’être homme c’est habiter simultanément ici et là : dans un jeu de miroir où l’esprit s’affole mais où la réalité se retrouve. Clancier, son talent, sa vision me paraissent pareils à ce personnage de l’un de ses romans (Les Incertains) qui se présente à un bal costumé, peut-être celui-là même de la vie, déguisé en miroir et prince des reflets.
Le plus naturellement du monde, le père, héros de la Grande guerre, véhicule et impose le cauchemar des tranchées ; Max-Pol Fouchet, grâce à sa revue Fontaine, devient l’espérance au-delà de l’Occupation allemande, l’aube se levant outre-mer. Joë Bousquet, sur son lit de douleur, occupe, dans un admirable portrait, une place entre la vie et la mort – et, depuis deux décennies –, un lieu où s’entrecroisent tous les reflets qui composent et dansent malgré le poids sans appel de la réalité.
Georges-Emmanuel et Yvonne forment un jeune couple pour une union destinée à dépasser les sept décennies – lui, étudiant encore cherchant sa voie, découvrant son talent ; elle, déjà thérapeute. Ensemble, ils abordent la vie dans un moment particulièrement tragique. La France s’est effondrée, entraînant toute une réalité humaine et naturelle que Clancier décrit avec un art consommé. Cette jeunesse souffre de la fragilité de ceux qu’on a mis à la porte d’eux-mêmes et qui cherchent, avec la même angoisse frileuse, leur place dans la société.
Le jeune homme se découvre dans la poésie et par la réalité de sa publication dans les revues de l’espoir : Cahiers du Sud, Fontaine, bientôt Confluences. Le rôle de la poésie, sa renaissance dans la France à genoux, « coupée en morceaux », ont été une expérience majeure, déterminante dans la vie de Clancier ; c’est bien pourquoi cette soudaine floraison et sa portée humaine et politique sont si bien décrites par lui. Clancier ne laissera jamais la poésie se perdre dans le ciel et lui rappellera sans cesse ses solides racines dans la terre du paysan. Il ne permettra pas à celui-ci d’oublier qu’il est l’héritier des paysages enchanteurs du Limousin, hantés par des fées malicieuses se moquant du nigaud qui a voulu les épouser.
La manière dont Clancier procède pour respecter ce songe de la réalité, ce théâtre du monde, est d’un art consommé. On voit l’écrivain Blanzat flamber de colère ; le lieutenant héroïque, père de l’auteur, rongé par la honte d’une légion d’Anciens Combattant à laquelle on lui demande de participer et qui est destinée à la mouchardise. On voit l’indignation ronger, la colère flamber autant ou mieux que leur victime, aussi réelles, présentes qu’eux. Cette égalité dans la représentation, l’évocation, la suggestion du sensoriel et du spirituel, situés en miroirs se reflétant, est particulièrement réussie dans la présentation de l’écrivain notoire, un grand ami, Robert Margerit, très jeune encore, dans un portrait où ce que l’auteur nous confie et ce qu’il laisse deviner, ce qu’il montre, ce qu’il dérobe, devient comme le jeu des fées invisibles animant les forêts de Nerval. Voilà une voiture de luxe, une Delage de rêve sur les routes modestes de la campagne avec le jeune écrivain au volant, le château de Thias échangé contre sa soupente, le parc qui fuit vers le rêve des verdures, la maîtresse de maison enfin, dont la présence concrète est comme une façade gardant, avec le plus civil sourire, un secret. Tous ces personnages sont là, bien là comme le veut le romancier, mais pour annoncer le rêve, l’absence, l’ailleurs et sa poésie de leur être en miroir qu’ils dérobent. Le silence qui englobe le couple est palpable et démontre la double nature du réel.
Dénoncé pour « l’esprit communiste et gaulliste » de sa poésie, dans le temps où les Allemands et leur Gestapo occupent la « zone libre » de Pétain où se trouve Limoges, pareille accusation ne peut être prise à la légère. Clancier ne cesse pas ses activités pour autant et mobilise ses amis et, en particulier, Raymond Queneau et Michel Leiris, pour rendre vie à Fontaine que Max-Pol parvient à sauver en Algérie. Dans cette atmosphère si tendue de l’année 1942, où le danger est partout, naît cependant un premier enfant, une petite fille Juliette. Le jeune père n’entreprend pas moins de cacher des jeunes gens destinés au Service Obligatoire en Allemagne.
L’année s’écoule ; à Stalingrad les Russes triomphent ; on se bat en Italie. À Limoges mais aussi dans Paris, où Clancier fait un séjour, il est dans l’air quelque chose qui ressemble à la brise de l’espoir : Paulhan, Blanzat, Mauriac, Ponge préparent déjà l’avenir, un Front national où les intellectuels divisés se retrouveront, cependant que Clancier cherche, parmi eux, des collaborateurs pour Fontaine. De nouveau, le génie particulier de l’auteur fait que l’espoir – Londres et de Gaulle, Alger et Max-Pol Fouchet –, comme les fées ou les esprits des forêts et des champs, des parcs, quoique toutes absences deviennent sensibles et présentes dans le quotidien et l’air que l’on y respire.
Grande fresque historique que cet apprentissage de la vie, mais d’une histoire tenue à sa juste distance, aussi présente mais lointaine qu’un ciel d’orage dont le grondement est toujours perceptible, mais dont la foudre reste soudaine et toujours surprenante. Clancier est convoqué à la censure postale : il reçoit des lettres de Tanger ; qui les lui envoie et pourquoi ? Déjà, la police craint la Libération et relâche Clancier, mais il juge prudent de quitter Limoges, de gagner la campagne, de se réfugier chez des amis, dans une ferme « en plein territoire des terroristes bolcheviques », comme le leur dit pour les prévenir le chef de la milice contrôlant l’autobus. De fait, voilà un maquisard qui patrouille – et c’est sous sa protection que le couple Clancier et leur fillette vivront les derniers mois de l’Occupation. Un printemps de toute beauté les y attend comme pour démontrer son indépendance de l’histoire. Elle revient : les Allemands pendent les insurgés de Tulle, massacrent toute la population d’Oradour. Ailleurs, la milice (française) participe aux assassinats. « En tous lieux, la violence semblait tapie, à chaque instant prête à frapper. » Bientôt, ce sont les libérateurs qui vont commettre des excès. La Justice va-t-elle changer de camp ? Cependant se révèlent hommes et opinions qui démontrent le cauchemar dans lequel on avait vécu. Dans un retour à la réalité, Clancier prend la direction de Radio-Limoges dans la ville libérée. C’est pour rendre au cauchemar sa réalité par un « Billet » relatif à Oradour. Mais revoilà les champs, les forêts qui ont déjà oublié la guerre et ses atrocités. Que le rêve ne nous emporte pas:femme et enfant attendent au village. Il deviendra un très beau poème : « Route patiente où chaque pierre est signe ».
Tout est poésie… quand, de l’ombre, sort un homme qui exige ; « Haut les mains ! » entraîne le poète, il ne peut imaginer vers quelle réalité. Au croisement, une « traction-avant ». Un homme en sort : « Tes papiers ». Il regarde la carte, présente des excuses, disparaît dans la voiture qui file à toute vitesse. On le voit, la réalité imite si bien le cauchemar que l’on ne sait où l’un finit, où l’autre commence.
« Les grandes circonstances s’achèvent » pour citer Jean Bloch-Michel, trop oublié aujourd’hui. Les petites commencent. Ce sont les soucis et les bonheurs de tous les jours : un fils naît, Sylvestre, héritier du talent de son père (comme on a pu s’en assurer dans le dernier Phœnix) qui ravit le couple. Clancier trouve un emploi à Paris, à la Radio-Télévision, et grandit petit à petit dans la République des Lettres par son œuvre paysanne et céleste, pour paraphraser l’un de ses recueils, fondée sur la foi singulière et profonde de la double nature de la vie : non plus divine et humaine, mais onirique et réelle, toute entière songe, toute entière quotidienne, toute prose, toute poésie. La découverte et le respect de la double nature rendent au siècle écoulé une voix pure et vraie dans l’œuvre de Georges-Emmanuel Clancier – qui nous apprend à vivre.
Jean Blot, 3 juin 2016