Note de lecture

Jean-Claude Pinson, Vies de philosophes, éditions Champ Vallon, par Etienne Faure

Notes de lectures Phoenix/Etienne Faure
Jean-Claude Pinson, Vies de philosophes, éditions Champ Vallon

Beaucoup de philosophes naguère étaient poètes. L’étroite imbrication de la poésie et de la philosophie est certes ancienne mais varie selon les époques dans un échange où la philosophie pense la poésie et où le poème pressent la philosophie et la révèle. Ici, l’entreprise de Jean-Claude Pinson dans cette alliance est encore bien différente. Poète, essayiste, philosophe, traducteur : les principales facettes du parcours de J.-Cl. Pinson semblent ainsi s’énoncer, auxquelles  il faudrait ajouter sans nul doute un engagement militant, celui des années de remise en question radicale d’une société et de ses règles, une certaine croyance au progrès et au sens de l’histoire, y compris des interrogations sur la langue, le vers – libre ou non –, la prose et la poésie. Et puis sa dimension éthique au sens de la « po-éthique » telle qu’il l’a développée au fil de son œuvre.

Vies de philosophes, le plus récent ouvrage de Jean-Claude Pinson, est une démarche singulière et de longue haleine qui entend évoquer les vies de douze penseurs connus ou moins connus. Les philosophes pensent, écrivent, enseignent, mais « il leur faut aussi vivre ». C’est ce que propose J.-Cl. Pinson ici : non pas exposer longuement leurs pensées ou leurs doctrines, mais raconter comment ils ont vécu, en chair et en os, « agi et subi les tourments de l’existence autant que ceux de l’Histoire ». Et ainsi mettre en lumière un ethos, des habitudes, une forme de vie – un corps –, une manière et un mode de vie. Une saisie de portraits qui renoue explicitement avec l’éthopée, comme il s’en fabriqua chez les moralistes, entre autres, montrant les Caractères, et développant une approche humaine, concrète, anecdotique, contingente, souvent affectueuse, humoristique ou satirique. Une éthopée, c’est-à-dire une « peinture des mœurs et des passions humaines » et une « figure de pensée qui a pour objet la peinture du caractère d’un personnage », comme le rappelle l’auteur citant le Littré (www.revuecatastrophes)

En ouverture, c’est la vie de Salomon Maïmon (1752-1800) qui est relatée ; en clôture, celle de Tran Durc Thao (1817-1993). Entre les deux, il y a; G.W.F. Hegel (1770-1831) ; Giacomo Leopardi (1798-1837) ; Karl Marx (1818-1883) ; Gustave Chpet (1879-1937) ; Georg Lukács (1885-1971) ; Bernardo Soares (1888 ?-1934 ?) ; Martin Heidegger (1889-1976) ; Walter Benjamin (1892-1940) ; Alexandre Kojève (1902-1968) ; Hannah Arendt (1906-1975).
Un choix éminemment personnel où prévalent, selon J.-Cl. Pinson, la défaite et l’échec que beaucoup de ces vies racontées ont incarné, confrontées de façon variable à l’échec « historique » et ce également en résonance avec son propre « échec militant » qu’il eut à connaître.

Pour autant il ne s’agit pas de douze biographies qui relateraient dans une prose linéaire, exhaustive et convenue, chaque trajectoire, mais d’un ouvrage qui déroge à l’exercice attendu, principalement par son parti pris formel – en vers – où se mêlent avec fluidité récit, poésie et philosophie. Il sera donc question de vies et de mille petits détails, une sorte de baromètre des états d’âme domestiques, politiques, ordinaires, amoureux… en prise avec l’existence, l’histoire et ses bifurcations. Parmi les nombreuses évocations dont ces vers sont parsemés, il  y a, côté anecdotes, le gout pour un certain vin (Hegel), la couleur des yeux (de Leopardi), une fleur préférée  – le coquelicot – et un air de famille avec Pessoa sur une photo (Benjamin), etc. Et puis certaines questions récurrentes : celle, par exemple, de la relation filiale (comme fils, fille, père ou grand-père). Ainsi pour Hegel, c’est la question du fils : « avec sa logeuse à Iéna il eut/donc ce pauvre Louis, fils/à la bâtardise à vie condamné ». Quand tout déraille à l’adolescence « son géniteur le met à la porte et lui interdit/jusqu’au nom de Hegel. Désormais/en guise de patronyme ce sera/pour le jeune Louis le nom du péché ». Pour Marx, c’est l’enfant adultérin qu’il a avec la gouvernante Lenchen, « un garçon Frederick, né en mille/huit cent cinquante et un exactement/conçu on ne sait trop comment/en un temps où la famille s’entassait ». Un enfant dont la paternité est endossée par l’ami Fred « bon prince ». Et puis également la relation de Marx avec ses filles et son rôle de grand-père. Pour Maïmon ou Leopardi, c’est le père qui pèse sur l’apprentissage de leurs études et leur devenir ; ou bien c’est son absence, pour Hannah Arendt qui devient orpheline de père à sept ans, et plus tard sans descendance : « H. A. n’eut pas d’enfant, mais garda/vive en elle une enclave enfantine ».
D’autres questions récurrentes apparaissent, comme les noms, les patronymes, les pseudonymes, les hétéronymes (Lukacs et toutes les variantes entre le patronyme anobli en « von Lukacs » puis Lukacs tout court, Blum pendant la clandestinité ; Bernardo Soares, entre autres).

Ce qui frappe dans cette déambulation, sous-titrée récit, c’est l’absence de moule identique usiné pour chaque vie : chaque texte en vers est doté d’un gabarit et d’un angle d’attaque différents pour relater ces existences. Une liberté de ton et d’espace en lien inévitablement avec la subjectivité du regard posé. Par exemple, on remarquera que la « vie » de Hannah Arendt, seule femme parmi les douze, est la seule à commencer par une description physique : « minceur et silhouette élancée/gratitude aux jambes de ballerine qu’elle a/dixit une amie, absolument magnifiques ». Peut-être est-ce également le reflet d’un matériau de recherche variable selon les vies : œuvres biographiques, autobiographiques, revues, photos, extraits de correspondances, témoignages, dans un collage assumé qui néanmoins conserve un fil narratif : une déambulation sans « souci vériste», éclairée d’une légère fantaisie avec la figure de Bernardo Soares, un des hétéronymes de Pessoa, placé ici de plain-pied avec des philosophes ayant assurément, eux, existé en chair et en esprit. Une liberté  à visée cathartique aussi lorsqu’il s’agit de dresser la biographie de Heidegger livrée en une demi page succincte : « il naquit/vécut/ (professa/écrivit/aima/adhéra/au parti/nazi)/mourut.»

On peut y entendre la « biographie d’une époque » selon l’auteur, qui irait de l’espoir au désastre, jusqu’à son crépuscule et une certaine mélancolie peut-être à l’évocation des grands combats, des pensées et des luttes dont furent génératrices et accompagnatrices ces voix, une façon pour l’auteur, en refaisant le parcours de ces penseurs, de continuer l’épigenèse, d’être encore leur disciple et « d’y voir plus clair (ou plus loin) ».

Des vers composés à la fois de vers libres, autonomes, ou bien en prose coupée, ou de facture classique à forme fixe, avec enjambement, alternent dans le même texte, comme une combinaison de tous les procédés et partis pris de l’écriture versifiée.
Le vers comme moyen de mieux dire ce qu’une prose méthodique aurait aplati ? Il est possible que le choix d’une telle forme réponde plus essentiellement à cette démarche mémorielle : l’usage du vers comme jadis le vers connu de tous dans les récitations, et qui servait à la fois de récit (de mise en ordre d’une pensée portée et sous-jacente) et de matière plus aisée à fixer en mémoire, en sa chorégraphie répétée. Ce que Claude Roy à propos de la poésie, d’abord « mémorisable », appelait en un léger glissement, la poésie « mémorable ».
Un ouvrage audacieux par son choix formel qui le place résolument à la lisière des genres et conçu, par bonheur, par un poète philosophe autant qu’un philosophe poète.

Etienne Faure

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