Deux amis sont « partis » – comme on dit en baissant la voix – à douze jours d’intervalle. Jacques Lovichi s’en est allé en « éclaireur » (si l’on ose ainsi penser) le 18 novembre 18 en sa maison de Ceyreste, au-dessus de La Ciotat. Son fils Michel l’a découvert sans vie à l’heure où il venait le chercher pour le repas dominical qu’ils avaient l’habitude de partager. Yves Broussard était à Puy Sanières, près d’Embrun, avec femme et enfants, et en face du paysage alpin qui a si souvent fait trace en ses poèmes, lorsqu’une chute a rendu son transport nécessaire à l’hôpital de Gap. C’était le 1er novembre. Christelle, sa fille, et Pierrine, son épouse, se sont succédé à son chevet, tandis que se préparait l’ultime séparation que personne n’imaginait si proche. C’est dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre qu’il lâcha prise.
Si l’amitié commande l’hommage que nous leur rendons, c’est plus encore le climat et la lumière propre à la parole de leurs œuvres respectives que nous voulons ici rappeler. (A.U.)

JACQUES LOVICHI

(Marseille 1937 – Ceyreste 2018)

C’est d’un long compagnonnage que je pourrais parler, puisque nous avons été ensemble dans la revue SUD, puis Autre SUD, et avons également créé Phœnix en 2011, dont il s’éloigna peu après (nous nous retrouvions cependant avec régularité dans le conseil de rédaction de la Revue des Archers, fondée en 2001, et Jacques dirigeait l’entretien avec Nicole Drano-Stamberg dans le n°28 de Phœnix paru en avril dernier). C’est lui qui eut d’ailleurs l’idée d’appeler ainsi la résurgence de la lignée des « Sud », comme un hommage rendu à Léon-Gabriel Gros (ancien rédacteur des Cahiers du Sud) dont nous avions publié sous ce titre le dernier recueil (avant que ne soit rassemblé son « œuvre poétique complet » dans la même collection de Sud-Poésie).

Le personnage de Jacques, « poète corso-provençal d’expression française » comme il se définissait lui-même, ne passait pas inaperçu. Le style de l’écrivain s’accordait bien avec l’allure physique et morale de l’homme : dans la défense de valeurs (qui nous étaient communes), et dans son militantisme qui avait commencé sous l’emblème de la faucille et du marteau, sa lucidité ne s’inclinait pas devant les idéologies et sa gentillesse n’acceptait pas de compromission. Grand cœur et noble esprit, il donnait son avis, littéraire ou artistique, en toute impartialité. Critique très loyal, il pouvait appuyer ses convictions sur une riche création personnelle. Sans nommer tous ses livres, on peut en désigner quelques sommets, tendus entre la prose poétique – Mangrove, 1982 –, la prose romanesque – La Licorne et la salamandre, 1982 ; Le Sultan des asphodèles, 1995 (Prix du livre corse) – et la poésie proprement dite – Définitif provisoire, Fractures du silence (prix Antonin Artaud, 1985), en tout une quinzaine de recueils… En 2002, Les derniers retranchements, ouvrage anthologique paru au Cherche-Midi, lui valut le prix Mallarmé.

En mars 2008, dans le n° 40 d’ Autre SUD, dont le poète invité était Nimrod, Jacques avait toutefois pris formellement son « congé » de créativité poétique. Nous le donnons à relire, comme son « adieu », en même temps qu’un « legs » spirituel d’importance.

CESSATION PROGRESSIVE D’ACTIVITÉ
ou
La Dernière Lettre d’Éphèse

Derrière la façade reconstruite de la
Grande Bibliothèque d’Éphèse,
il n’y a plus que le vide.
J.L. Journal de voyage

À quoi bon s’obstiner désormais…

Pendant plus d’un demi-siècle, l’exercice de la poésie m’a donné exactement ce que j’en attendais : l’ébriété dans l’écriture, les satisfactions du travail bien fait, la reconnaissance de mes pairs, des amitiés illustres.

Tout, sauf le principal : la signification d’un monde absurde qu’éclairerait enfin une mise en ordre – au moins relative – du chaos ; tout, sauf l’essentiel : le sens de l’éternité ; tout, sauf l’indispensable : la quiétude absolue de l’esprit et des sens.

Donc, rien.

J’en ai au moins appris une chose : l’écriture poétique est une gesticulation tragique et ridicule de qui se noie. Une tentative désespérée et suffocante pour se maintenir à la surface des choses. Une résistance héroïque et stupide : on ne s’en noie que plus longtemps et plus douloureusement.

À quoi bon m’obstiner désormais ?

Aujourd’hui, j’observe. La vie m’a enfin assigné le rôle d’observateur. Je regarde se noyer les autres. Ceux et celles qui ne savent pas s’arrêter à temps. Et ce m’est d’un grand réconfort. Il y a toujours un livre de trop. Ne l’écrivons jamais. Du moins ne le publions* pas. Qui sait s’arrêter reste grand. Son œuvre en tous cas demeure intacte. Plus simplement, demeure.

Oubliez-moi.

Pendant plus d’un demi-siècle, l’exercice de la poésie m’a donné exactement ce que j’en attendais : l’ivresse du verbe, des bonheurs d’artisan, le respect de quelques-uns, des fraternités de légende. Et la hargne des imbéciles.

À quoi bon m’obstiner désormais !

J.L.

La licorne captive, 2 février 2007

Sans partager le pessimisme radical de Jacques Lovichi pour ce qui concerne le sens ou la finalité de la poésie, il me semble que sa leçon bien entendue constitue et restera d’une grande utilité « pratique » (A.U.)

YVES BROUSSARD

(Marseille 1937 – Gap 2018)

Tout poète commence sa carrière après son décès. A nous, survivants provisoires, de retrouver dans les mots qu’ils nous laissent la silhouette de leurs vies. Je relis à la volée la vingtaine de recueils publiés par Yves. Mon constat est sans ambigüité : il est resté fidèle à une manière, à un style épuré – un de ses titres n’est-il pas Milieu de l’épure ? – où se profilent sa constante discrétion, son tempérament réservé, sa volonté de suggérer un au-delà de la parole, la transcendance émerveillante de forces invisibles. Mais cette invisibilité, réceptacle d’infini, est à deviner depuis l’ici-bas contemplé avec l’attention minutieuse d’un cherchant. Auteur de La Vie interprétée (talus d’approche, 1996) il dépeint ainsi sa recherche, tout empreinte de spiritualité :

Dans l’inconnu du ciel
j’arpente le mystère

Les nuages parfois
ajoutent à ma déréliction

Passager clandestin des anamorphoses
je m’aventure
en la transgression
des signes

Je m’explique assez bien, par cet affleurement d’une interrogation métaphysique maintenue à travers toute l’œuvre, la compréhension et l’écoute amicale que rencontra Yves Broussard chez le poète Yves Namur, lui aussi tourné vers un questionnement comparable, et dont la passion d’éditeur l’a incité à publier dans sa maison du « Taillis Pré » (Châtelineau, Belgique) trois recueils majeurs du poète marseillais : Grand Angle (1997), Mesures de la vie (2004), Grandeur nature (2010).

Pour autant, la quête de Broussard sait se faire charnelle et exultante, comme dans les deux poèmes suivants :

regarde comme tout est beau

le ciel
la nuit qui tombe
cette lueur rouge sur la colline
tous ces champs étalés en contre-bas

nous roulons

tu chantonnes à côté de moi
je t’embrasse par à-coups

tu es ma femme
déjà

(in Commune mesure, 1968)

pour Christelle

J’écoute sur ma poitrine
battre le cœur
de m fille endormie

L’après-midi s’attarde sous les saules
ô vertiges d’un instant de grâce

À portée de la main
parmi les cris d’oiseaux et les rires

résolument

les fruits mûrissent dans l’été

(Dans La lumière froide de Valserres, 1981)

Que doit son « Bestiaire des solitudes » – qui avait rejoint Nourrir le feu (1979) – à Apollinaire ou à René Char qui lui écrivit un jour ce conseil : « Ne vous laissez jamais toiser » ? À l’instar des « fascinants » de ce dernier, les instantanés broussardiens font méditer sur nous-mêmes :
L’Alouette : Oblique destinée / La voix de l’écolier ne t’atteint pas
Le Serpent : Plus vive/ la douleur s’inscrit en spirale // et pique/ au cœur / le plus profond
Le Lézard : Le soleil s pose sur son dos / et le cloue à la pierre // L’instant domine

C’est Jean-Max Tixier qui avait écrit, à propos de l’éclair : « Le ciel se fend d’un lézard bref. »
Chez Yves Broussard la tendance à l’aphorisme détermine, comme chez Tixier et Lovichi, la brièveté et la densité de ses vers, et aussi leur part d’énigme. Ainsi « Dans l’éphémère du dit », dédié à Georges-Emmanuel Clancier, recueilli dans Pauvreté essentielle, 2001 :

L’illimité
s’enhardit
en nos mémoires
où s’affine
un dieu

suspendu

Cette parole d’espoir et de doute aura caractérisé la voix du poète, que j’ai entendue en rejoignant en 1978 l’équipe de la revue SUD qu’avait fondée Jean Malrieu et dont Yves Broussard reprit le flambeau après la disparition de celui-ci. Puis vint, à l’initiative de Gérard Blua, la « résurrection » d’Autre SUD, dont Yves restait le directeur tandis que Jacques Lovichi en était le rédacteur en chef. Avant que Phœnix n’acquière son indépendance, Téric Boucebci offrait à notre revue, officiellement née en 2011, l’abri de son association, et Yves continua le travail avec nous. Soulignons les reconnaissances dont il n’a pas manqué, ayant été lauréat des prix Antonin Artaud, Guillaume Apollinaire, Henri Mondor (Académie française), Charles Vildrac (Société des Gens de Lettres) et Lucian Blaga (Roumanie). Cependant c’est à nous qu’il incombe désormais d’entretenir sa mémoire, et d’augmenter, autant que nous en serons capables, la connaissance de son univers poétique (ainsi d’ailleurs que celui de Jacques), l’art véritable ayant cette capacité de survie, refusée à l’humain créateur.

André Ughetto